L’islamisme et la science : conférence du 29.3.1883 avec réponse d’EL-AFGHANI

Ernest Renan, (1823 - 1892) écrivain, philologue, philosophe français (Paris)

Mesdames et Messieurs,

J’ai déjà tant de fois fait l’épreuve de l’attention bienveillante de cet auditoire que j’ai osé choisir, pour le traiter aujourd’hui devant vous, un sujet des plus subtils, rempli de ces distinctions délicates où il faut entrer résolument quand on veut faire sortir l’histoire du domaine des à peu près. Ce qui cause presque toujours les malentendus en histoire, c’est le manque de précision dans l’emploi des mots qui désignent les nations et les races. On parle des Grecs, des Romains, des Arabes comme si ces mots désignaient des groupes humains toujours identiques à eux-mêmes, sans tenir compte des changements produits par les conquêtes militaires, religieuses, linguistiques, par la mode et les grands courants de toutes sortes qui traversent l’histoire de l’humanité. La réalité ne se gouverne pas selon des catégories aussi simples. Nous autres Français, par exemple, nous sommes Romains par la langue, Grecs par la civilisation, Juifs par la religion. Le fait de la race, capital à l’origine, va toujours perdant de son importance à mesure que les grands faits universels qui s’appellent civilisation grecque, conquête romaine, conquête germanique, christianisme, islamisme, renaissance, philosophie, révolution, passent comme des rouleaux broyeurs sur les primitives variétés de la famille humaine et les forcent à se confondre en masses plus ou moins homogènes. Je voudrais essayer de débrouiller avec vous une des plus fortes confusions d’idées que l’on commette dans cet ordre, je veux parler de l’équivoque contenue dans ces mots : science arabe, philosophie arabe, art arabe, science musulmane, civilisation musulmane. Des idées vagues qu’on se fait sur ce point résultent beaucoup de faux jugements et même des erreurs pratiques quelquefois assez graves.

Toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement l’infériorité actuelle des pays musulmans, la décadence des Etats gouvernés par l’islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation. Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique sont frappés de ce qu’a de fatalement borné l’esprit d’un vrai croyant, de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa tête, la rend absolument fermée à la science, incapable de rien apprendre ni de s’ouvrir à aucune idée nouvelle. A partir de son initiation religieuse, vers l’âge de dix ou douze ans, l’enfant musulman, jusque-là quelquefois assez éveillé, devient tout à coup fanatique, plein d’une sotte fierté de posséder ce qu’il croit la vérité absolue, heureux comme d’un privilège de ce qui fait son infériorité. Ce fol orgueil est le vice radical du musulman. L’apparente simplicité de son culte lui inspire un mépris peu justifié pour les autres religions. Persuadé que Dieu donne la fortune et le pouvoir à qui bon lui semble, sans tenir compte de l’instruction ni du mérite personnel, le musulman a le plus profond mépris pour l’instruction, pour la science, pour tout ce qui constitue l’esprit européen. Ce pli inculqué par la foi musulmane est si fort que toutes les différences de race et de nationalité disparaissent par le fait de la conversion à l’islam. Berber, le Soudanien, le Circassien, l’Afghan, le Malais, l’Égyptien, le Nubien, devenus musulmans, ne sont plus des Berbers, des Soudaniens, des Égyptiens, etc. ; ce sont des musulmans. La Perse seule fait ici exception ; elle a su garder son génie propre ; car la Perse a su prendre dans l’islam une place à part ; elle est au fond bien plus chiite que musulmane. Pour atténuer les fâcheuses inductions qu’on est porté à tirer de ce fait si général, contre l’islam, beaucoup de personnes font remarquer que cette décadence, après tout, peut n’être qu’un fait transitoire. Pour se rassurer sur l’avenir, elles font appel au passé. Cette civilisation musulmane, maintenant si abaissée, a été autrefois très brillante. Elle a eu des savants, des philosophes. Elle a été, pendant des siècles, la maîtresse de l’Occident chrétien. Pourquoi ce qui a été ne serait-il pas encore ? Voilà le point précis sur lequel je voudrais faire porter le débat. Y a-t-il eu réellement une science musulmane, ou du moins une science admise par l’islam, tolérée par l’islam ? Il y a dans les faits qu’on allègue une très réelle part de vérité. Oui ; de l’an 775 à peu près, jusque vers le milieu du treizième siècle, c’est-à-dire pendant 500 ans environ, il y a eu dans les pays musulmans des savants, des penseurs très distingués. On peut même dire que, pendant ce temps, le monde musulman a été supérieur, pour la culture intellectuelle, au monde chrétien. Mais il importe de bien analyser ce fait pour n’en pas tirer des conséquences erronées. Il importe de suivre siècle par siècle l’histoire de la civilisation en Orient pour faire la part des éléments divers qui ont amené cette supériorité momentanée, laquelle s’est bientôt changée en une infériorité tout à fait caractérisée.

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La réponse de GEMMAL Eddine AFGHAN (Journal des débats politiques et littéraires, 18 mai 1883)

Au Directeur du Journal des Débats Monsieur, J’ai lu dans votre estimable journal du 29’mars dernier un discours sur l’Islamisme et la Science prononcé à la Sorbonne, devant un auditoire distingué, par le grand philosophe de notre temps l’illustre M. Renan, dont la renommée a rempli! tout l’Occident et pénétré dans les pays! les plus éloignés de l’Orient; et, comme ce discours m’a suggéré quelques observations, j’ai pris la liberté de les formuler dans cette lettre que j’ai l’honneur de vous adresser avec prière de lui accorder l’hospitalité dans vos colonnes.

M. Renan a voulu éclairer un point de l’histoire des Arabes resté jusqu’ici obscur et jeter une vive lumière sur leur passé, une lumière peut-être un peu troublante pour ceux qui ont voué un culte particulier à ce peuple dont on ne peut pourtant pas dire qu’il ait usurpé la place et le rang qu’il a occupés jadis dans le monde.

Aussi M. Renan n’a-t-il point cherché, croyons-nous, détruire la gloire des Arabes qui est indestructible il s’est appliqué à découvrir la vérité historique et à la faire connaître à ceux qui l’ignorent comme à ceux qui étudient dans l’histoire des nations, et en particulier dans celle de la civilisation, les traces des religions. Je m’empresse de reconnaître que M. Renan ; s’est merveilleusement acquitté de cette tâche si difficile en alléguant certains faits qui avaient passé inaperçus jusqu’à ce jour. Je trouve dans son discours des observations remarquables, des aperçus nouveaux et un charme indescriptible.

Toutefois, je n’ai sous les yeux qu’une traduction plus pu moins fidèle de ce discours. S’il m’avait été donné de le lire dans le texte français, j’aurais pu mieux me pénétrer des idées de ce grand philosophe. Qu’il reçoive mon humble salut comme un hommage qui lui est dû, et comme la sincère expression de mon admiration ! Je lui dirai enfin, dans cette circonstance, ce que Al-Mutenaby, un poète qui a aimé la philosophie, écrivait, il y a quelques siècles, à un haut personnage dont il célébrait les actions « Recevez, lui disait-il, les éloges que je puis vous donner ne me forcez pas à vous décerner les éloges que vous méritez. »

Le discours de M. Renan embrasse deux points principaux. L’éminent philosophe s’est attaché à démontrer, que la religion musulmane était par son essence même opposée au développement de la science, et que le peuple arabe, par sa nature, n’aime ni les sciences métaphysiques, ni la philosophie.

Cette plante précieuse, semble dire M. Renan, se dessèche entre ses mains comme brûlée parie souffle du vent du désert. Mais après la lecture de ce discours on ne peut s’empêcher de se demander si ces obstacles proviennent uniquement de la religion musulmane elle-même ou de la manière dont elle s’est propagée dans le monde, du caractère, des mœurs et des aptitudes des peuples qui ont adopté cette religion ou de ceux des nations auxquelles elle a été imposée par la force. C’est sans doute le manque de temps qui a empêché M. Renan d’élucider ces points mais le mal n’en existe pas moins et, s’il est malaisé d’en déterminer les causes d’une manière précise et par des preuves irréfutables, il est encore plus difficile d’en indiquer le remède.

En ce qui concerne le premier point, je dirai qu’aucune nation à son origine n’est capable de se laisser guider par la raison, pure. Hantée par des frayeurs auxquelles elle ne peut se soustraire, elle est incapable de distinguer le bien du mal, de connaître ce qui peut faire son bonheur de ce qui peut être la source intarissable de ses malheurs et de ses infortunes. Elle ne sait, en un mot, ni remonter aux causes ni discerner les effets.

> La suite dans notre prochaine édition complète du texte, suivie par:

La Réponse de Renan, le lendemain : 19 mai 1883

On a lu hier avec l’intérêt qu’elles méritent les très judicieuses réflexions que ma dernière conférence à la Sorbonne a suggérées au Cheik Gemmal Eddin. Rien de plus instructif que d’étudier ainsi, dans ses manifestations originales et sincères, la conscience de l’Asiatique éclairé. C’est en écoutant les voix les plus diverses, venant des quatre coins de l’horizon en faveur du rationalisme, qu’on arrive à se convaincre que, si les religions divisent les hommes, la raison les rapproche, et qu’au fond il n’y a qu’une seule raison. L’unité de l’esprit humain est le grand et consolant résultat qui sort du choc pacifique des idées, quand on met de côté les prétentions opposées des révélations dites surnaturelles. La ligue des bons esprits de la terre entière contre le fanatisme et la superstition est en apparence le fait d’une imperceptible minorité au fond, c’est la seule ligue durable, car elle repose sur la vérité, et elle finira par l’emporter, après que les fables rivales se seront épuisées en des séries séculaires d’impuissantes convulsions.

(….)

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